Aube des temps : conte
La nuit était profonde, douce et parfumée, dans ce coin de la forêt où le groupe avait établi son campement. Elle avait donné son lait, et le petit, son petit, dormait tranquillement enroulé dans la peau du fauve à crinière. Elle était très fière de cette peau que le mâle dirigeant lui avait donné. Il l'avait tué pour elle et le petit, lui le seul à avoir le droit de s'accoupler avec elle, sa femme, même si le mot de femme lui était étranger. Pas de noms entre eux, pas encore, des sons de plus en plus précis, celui rauque et guttural de Urga revenait souvent pour la désigner. Elle décida confusément de le garder, précieusement.
Son statut avait changé depuis la naissance, devenant celui d'un membre du clan adulte, et cette nuit, pour la première fois, elle allait veiller sur ce qui ne devait jamais s'éteindre, qui donnait chaleur et faisait peur aux fauves. Ils l'avaient pris sur un arbre frappé par la lumière venue du ciel, et depuis bien des temps les femmes du clan devaient l'entretenir. C'était leur rôle, comme de donner la vie. Les hommes chassaient et protégeaient le clan, les femmes gardaient le feu, c'était ainsi, depuis toujours.
Il ne faudrait pas dormir, pas un instant. C'était difficile, mais Urga était sûre d'y arriver, car elle se sentait excitée par la nouvelle responsabilité et l'honneur. Les autres dormaient, quelques hommes étaient partis chasser. Si quelque chose se passait, elle devrait alerter ceux qui restaient pour qu'ils prennent les armes de pierres tranchantes posées à côté d'eux. La sécurité du camp dépendait d'Urga, et elle ne faiblirai pas.
Veiller sur le feu, sur le camp, et sur la divinité. Elle brillait un peu plus loin, dans le cercle de pierres disposées autour d'elle, rouge, embaumant l'air. Personne n'en avait jamais vu d'autre ainsi, et tant que la fleur resterait droite, la tribu serait en sécurité près d'elle.
Depuis plusieurs jours Urga en la voyant sentait un désir en elle, imprécis et vague. Elle avait toujours vu les hommes tailler les éclats durs pour en faire des armes, et avait appris aussi, comme toutes. Pourtant c'était différent. Le matin, elle avait trouvé une belle roche, avec une surface dure et plate. Pas bonne pour les armes, mais si belle, qu'Urga avait commencé à tailler l'image de la fleur.
Une idée se précisa, Urga prit un morceau de bois calciné dans le foyer, et commença à tracer des signes sous l'image, pour dire son nom et celui de la divinité.
***
Qu'est-ce que j'étais venu faire là, moi le petit mécano modeste de la banlieue de Paris ? Je me trouvais en plein désert, en panne de voiture, et pas un chat, ou plutôt un chameau à l'horizon. Je voulais être seul pour réfléchir, et en fait de solitude j'étais servi ! Aucune peur pourtant, et même un extraordinaire bien être.
Comment cela avait-il commencé ?
Le sentiment de solitude je l'avais ressenti dans cette petite rue en allant chez la voyante. Après le divorce, la séparation des biens, la vente de mon petit garage, le chômage depuis six mois, j'étais lessivé, sans espoir. Le copain m'avait dit :
_ Vas la voir ! elle est vraiment étonnante. Moi, elle m'a aidé à m'en sortir en me disant quel était le bon choix.
Je n'y croyais pas, mais j'y suis allé. En sortant d'un rer tardif et déserté, les rues à peine éclairées m'avaient presque décidé à retourner sur mes pas. J'avais quand même poursuivi, longeant les terrains vagues, sans vouloir tourner la tête en entendant les glissements derrière les planches disjointes. En arrivant chez la voyante, Irma bien sûr, j'ai été découragé par l'aspect de fausse bohémienne de la femme, enveloppée de tissus bariolés, les cheveux teints en noir, et le teint hâlé par une couche épaisse de maquillage. Je me suis assis à la table devant les cartes, et là j'ai vu les yeux, clairs, brillants et perçants. Irma devait être plus jeune qu'elle ne le paraissait au premier abord.
Elle a étalé le tarot, m'a fait choisir les cartes, les a interprétées d'un ton égal, sans relief, les mots coulaient sur moi sans rester. Puis elle m'a fixé :
- Au voyage d'orient, près de la montagne qui glisse, viendra la révélation, tu sauras le sens de ta vie, et la paix reviendra en toi.
- Pardon ?
Elle avait repris son ton morne, parlant voyage, amour, tout ce qu'on dit dans ces moments là.
J'étais déçu, j'avais payé la petite somme, et j'étais rentré, le bruit de mes pas résonnant dans ce désert urbain. Peu après on m'avait proposé un boulot de mécano dans un raid, dans le désert, le vrai. C'était mieux que rien, et ça me changerait peut-être les idées, j'avais accepté. Tout se déroulait bien, jusqu'à ce soir. Je devais rejoindre le campement, rien de bien compliqué, mais j'étais tombé en panne. Heureusement, j'avais de l'eau et de quoi manger. Ne jamais s'éloigner de la voiture, c'est la consigne. J'allais donc passer la nuit là, mais je voulais fumer une cigarette avant d'essayer de dormir. J'avais un peu marché sur le sable rouge. Dire que des forêts luxuriantes avaient poussé ici ! Les fresques que j'avais vues en témoignaient, comme l'essence des voitures que je réparais. J'ai contourné une dune, haute et majestueuse, et là, la surprise, le choc de ma vie. Une construction s'élevait, une sorte de haute tour, comme celles que l'on voit en Sardaigne, comment déjà, des nuraghes, c'était ça.
Mais ici, au milieu de nulle part ! Des bribes de livres de classe me sont revenues, il y était question d'une civilisation engloutie, d'Hérodote, de gens qui l'auraient rebâtie dans le désert. L'histoire m'avait plu, très romanesque. Je me suis approché, au mépris de toute prudence. En fait, c'était plutôt un mur circulaire, surélevé couches après couches. La dune l'avait peut-être remis au jour en glissant ? J'ai fait le tour. Les pierres étaient ajustées assez grossièrement, mais elles tenaient, et tiendraient encore longtemps. Ils y avait des dessins, des décors un peu partout. L'une d'elles attira mon attention, car elle semblait placée en un point central, on aurait dit que toutes les autres avaient été disposées autour. Un peu malhabile, une main avait gravé une fleur, et tracé en dessous des signes. Une ébauche de langage écrit, sûrement très ancien, mais je n'y connais rien.
Je suis arrivé à l'ouverture, et là je l'ai vue.
Une fleur, la plus incroyable que j'ai jamais contemplée, rouge, droite et orgueilleuse. Comment pouvait-elle pousser dans ce désert ? Une source peut-être, hors de vue sous le sable ? Je me suis assis là, à la regarder, pendant que la lune se levait, transformant le paysage en un royaume d'argent, et je suis resté jusqu'au matin, sans presque bouger, devant ce miracle de beauté et de sérénité. Oubliées l'agitation et l'angoisse du lendemain. Oubliés la peur et le vide.
L'aube s'est levée, j'ai senti que je devais retourner dans le monde des humains. La voiture n'avait pas bougé, et dix minutes après une moto éclaireuse m'a rejoint.
- Tu vas bien ? La nuit n'était pas trop dure ?
- Non, ça va.
- Allez monte, la remorque viendra plus tard, avec des outils.
Irma avait vu juste.
Je suis rentré à Paris, et depuis les choses s'améliorent doucement. J'ai retrouvé une bonne place, la patronne du resto voisin me sourit avec entrain, et surtout je n'ai plus peur. La fleur est restée en moi, calme et immuable. Je la vois chaque fois qu'il le faut.
Je n'ai rien dit de ma découverte. Peut-être que le mur et sa fleur n'apparaissent que pour ceux qui en ont vraiment besoin ?