Le couloir
Une petite histoire de fantômes pour la route ?
Les immeubles modernes sont froids et impersonnels, dit-on.
Croyez-vous ?
Le béton et l'acier savent créer autant de mystères que les vieilles pierres...
Ceci fait partie d'une série que j'aimerais appeler "les mystères de la tour" .
Alors ... regardez bien par dessus votre épaule quand vous entrez dans un immeuble dernier cri ..
La ronde
Des heures, des jours … Des nuits plutôt.
Il faut que je vous raconte. D'où est-ce que je vous écris me demanderez-vous. Peu importe. Ce n'est pas la question.Ce que je fais ? Je surveille.
Je suis un banal chargé de sécurité dans un grand immeuble de bureaux, un très grand immeuble. Le jour tout bruisse de monde, d'allées et venues, de conversations. Les sonneries de portable, le cliquetis incessant des ordinateurs, des photocopieuses. Des bruits de portes, de pas, d'ascenseurs qui s'ouvrent et se ferment. Les livreurs qui demandent des entrées dans les immenses sous-sols d'archives et de stockage de matériels. Le va et vient des chariots...
Toute cette agitation me fatigue, mais il faut surveiller.
Alors j'ai choisi de travailler de nuit.
Des minutes, des heures …
Je les passe devant des écrans qui montrent des salles, des accès, des cabines de monte-charges. Ne pas se laisser entraîner par la ronde incessante des images. Rester vigilant. La moindre intrusion, la moindre étincelle pourrait avoir des conséquences dramatiques.
La routine entre collègues, les arrivées, les bonjours. Je suis le plus ancien, alors forcément tout le monde me connaît, et si parfois les coups de gueule éclatent, ils ne durent pas et l'atmosphère est calme. La main courante, les pointages, tout ce qui fait le quotidien et qui meuble les heures de travail.
Et puis les rondes. A tour de rôle nous parcourons le bâtiment. Vérifier que les choses sont en ordre, du bas jusqu’en haut. Et les sous-sols...
Les collègues n'y vont jamais seuls, toujours deux par deux. Pourquoi ? La peur tout simplement. L'endroit a mauvaise réputation la nuit.Des craquements, des claquements, parfois des bruits de pas ou de même de voix. Enfin, c'est ce qu'ils disent. Avant, il y a longtemps, il y avait un abattoir ici, ou une prison, et le quartier était mal famé. Des bagarres, des meurtres et des trafics.
Légendes urbaines...
Moi, je n'ai jamais rien entendu ou vu, et j'aime parcourir les allées désertes, propres, claires. Un univers de béton, d'acier et de verre. Les bureaux sont en open space, et la vue porte loin. La réserve est de silence, aucune ombre ne guette au détour des piles de cartons bien ordonnées. Je m'y sens à l'aise, sur de moi et de mes compétences.
Légendes urbaines...
Il y a quelques jours un petit quelque chose est venu troubler cette harmonie. J'étais à mon poste habituel, devant mes écrans, un peu somnolent, je l'avoue. Du coin de l’œil je l'ai vu, dans un couloir menant à la réserve. Il faisait le chemin de ronde, suivant notre itinéraire habituel. Tiens un nouveau ?
J'étais étonné de ne pas l'avoir rencontré à un moment ou l'autre. Une coïncidence sans doute. Il devait être arrivé avant moi, et comme moi amateur de marches dans ce monde tranquille.
̶ Le nouveau tu le connais ?
̶ Le nouveau ? Quel nouveau ?
Il n'en savait pas plus, et le temps que nous nous retournions vers les écrans il avait disparu. J'ai haussé les épaules. Il y en a qui partent sitôt leur ronde terminée, sans repasser par le pc. Ça arrive, ce n'est pas professionnel, pas de signature, ni de rapport. Mais ça arrive....
Trois jours plus tard, je l'ai revu au même endroit, et là ça m'a énervé. J'ai planté un collègue au poste, et je me suis précipité. Pas le temps d'admirer les rangées bien en place, et de ressentir le calme des lieux . C'est que je voulais vraiment le coincer le gaillard. Il faut quand même du culot pour ne jamais saluer le monde, ni faire le moindre rapport !
Mes pas résonnaient sous les plafonds hauts. Je n'avais jamais couru comme cela, jamais remarqué à quel point le moindre son pouvait se répercuter. Tout était calme, si calme, immobile, comme en attente. Il n'y avait que mes pas et ma respiration.
Je me suis rendu compte à ce moment que j'étais essoufflé, très essoufflé. Pourquoi ? Je suis sportif, et il n'y avait aucune raison. Pourtant je me sentais angoissé. Angoissé ?
Tout était silence dans ce couloir qu'il devait suivre pour la ronde. J'ai suivi tout le trajet, de bout en bout, en revenant sur mes pas. Rien, aucune trace de cet agent, comme s'il n'avait jamais existé.
Cela devenait grave, car signifiant qu'un intrus se promenait librement dans les locaux, avec un faux uniforme.
Bien sûr il y a eu des rapports, des recherches, qui ont cessé très vite, faute de résultats et de temps. Il y a toujours autre chose à faire, plus vite, plus important.
Mais comment et pourquoi n'apparaissait-il pas devant les autres caméras ? Il y en a partout, pas moyen d'y échapper. Les autres n'y ont plus pensé, la routine a repris peu à peu ses droits.
Et puis... je me suis tu. Nous l'avions tous vu, ce faux gardien, avec son uniforme bien net, bien repassé, sur les enregistrements vidéo. On s'était même un peu moqué :
̶ C'est bien les débutants ! Ils sont bien proprets, bien mignons.
Il n'avait pas l'air si jeune pourtant …
Je me suis tu. Comment expliquer que sur ces mêmes enregistrements, quand j'ai voulu revoir, comprendre, noter peut-être un détail qui m'aurait échappé, il n'y ait plus rien ?
Il n'y avait plus rien, rien qu'un long couloir vide.
J'ai cru m'être trompé d'heure, de jour, mais non..
J'ai essayé de ranger tout cela dans un coin de mon cerveau, quelque part, loin. On aurait pu dire que j'avais trafiqué la bande et d'ailleurs, le gars ne s'est plus montré.
C'était il y a un mois, un mois sans rien...
Ce soir il est là, devant moi à l'écran. Toujours au même endroit, dans le couloir de ronde. Il a esquissé un pas de danse, et bien face à la caméra il m'a fait un grand sourire, et un petit signe de la main.
Tout à l'heure je pars en ronde...