A l'abordage défi 82: poisson un récit du vieux coffre.
Cette quinzaine,sur le pont de la coquille des croqueurs de mots la communauté de Pascale c'est Jill Bill qui est seul maître à bord après Dieu !
Oyez oyez
Les moussaillons de la coquille
JB cap'taine n°82 à la barre
Quinzaine du 21 mai au 3 juin 2012
Vous salue bien !
Pour le lundi 28 mai 2012
Allons à la pêche aux NOMS DE POISSON
Par ici la « bonne bouillabaisse »
A savoir en faire un savoureux écrit à votre guise...
On se jette à l'eau !
Le poisson (un récit du vieux coffre)
Poisson avez-vous dit ? Ce n’était pas vraiment cela.
Vous taquinez ma mémoire, et je sais que vous avez envie d’en entendre plus. Une autre histoire de mer.
Laissez-moi me souvenir. Je suis vieux vous savez, et ma mémoire, si elle reste intacte, n’est plus aussi vive qu’autrefois. Le temps ne s’écoule pas pour moi comme pour vous, il y a si longtemps que je parcours les mers et les routes en votre compagnie.
Laissez-moi me rappeler.
Comment étais-je arrivé à ce bord ? Je ne suis plus sûr de rien, pourtant cette époque n’est pas si reculée. Je me revois dans la cabine de ce capitaine. Lui, tout l’équipage l’aimait. Il n’y avait aucun enrôlé de force, comme cela se pratiquait si souvent, et de campagne en campagne, l’équipage revenait. Les hommes, de rudes marins, savaient qu’ils seraient bien traités, payés correctement comme écrit sur les feuilles de rôles. Le travail était dur, très dur, les tempêtes pouvaient à tout moment emporter l’un ou l’autre. Alors le capitaine prenait le livre de prières, et en disait une à la mémoire du disparu dans un silence si profond que le cri de la mouette à plus de trois miles nautiques semblait un hurlement quand il avait fini de parler. Et puis, il rentrait dans sa cabine, le visage de marbre, altier malgré la jambe qu’il trainait. Seul son regard aurait trahi sa colère ou son chagrin, si quelque audacieux avait osé le fixer, mais cela n’est jamais arrivé.
Il revenait s’asseoir près de moi, dans cette cabine étroite qui sentait la mer, le tabac, le bois dur et patiné. Il sortait les cartes que j’abritais, et inlassablement il traçait des routes, le compas de cuivre en main, tout en marmonnant des paroles indistinctes. Là je le voyais abandonner son masque d’impassibilité, et son visage torturé était une souffrance pour moi. Le sentait-il ? Souvent, il passa la main sur mon couvercle, comme pour une caresse apaisante, et pour un instant il semblait aller mieux.
Tous les marins savaient que leur capitaine était rongé par une sorte de mal et s’inquiétaient, car ce mal, cette blessure de l’âme, rien ne pouvait l’apaiser. Le travail pourtant se faisait, il savait donner les ordres, il savait traquer où il fallait.
Je me souviens … Le cri de la vigie « elle souffle ». La course sur le pont pour mettre les canots à la mer, le bruit du métal qui s’entrechoque, l’eau qui devient rouge et les hommes heureux le soir, quand tout était fini. La pèche serait bonne, et la paye aussi.
Nous avancions, toujours plus loin, dans un océan de plus en plus désert, de plus en plus vide. On aurait dit que la terre n’avait jamais existé, qu’il n’y avait plus rien que les vagues et les profondeurs vertes. Le ciel était comme un gouffre bleu qui aspirait ce qu’il touchait dans cet horizon sans fond, et le soleil paraissait un disque immuable. Où étions-nous allez-vous me demander. Je ne sais pas. Tout ce que je sais, c’est que je n’ai jamais revu cette mer, et que je vous souhaite de ne jamais la connaître.
L’équipage murmurait, inquiet. Leur capitaine ne se montrait plus depuis des jours, l’eau potable allait manquer, et aucune terre n’apparaissait dans le lointain. Pire que tout, personne ne savait exactement quelle route était la nôtre. Le second essayait de les rassurer, un brave homme, excellent marin lui aussi. Tous voulaient le croire, essayaient de le croire, quand il disait que le capitaine savait ce qu’il faisait. Oui, sûrement, mais sous ces latitudes… Quelles latitudes ? Les repères étaient perdus. Il n’y avait plus de chasse, les marins erraient, désœuvrés malgré les tâches que le second donnait à l’envie. Réparation des filets, des voiles, entretien du bateau… Ils les faisaient méticuleusement, comme s’ils savaient qu’il fallait absolument ne pas penser, et s’abîmer dans le travail pour cela.
Il est monté un matin et leur a parlé, longuement. On aurait pu croire que la foudre venait de tomber sur le pont, directement. Mais le ciel était toujours aussi bleu, et la mer toujours aussi calme. Il leur a dit ce qu’il cherchait, quelle était la chasse ultime, la seule qui comptait et tous se sont préparés fiévreusement. Ils l’ont suivi sans hésitation, habité par la même rage, celle que le capitaine leur avait transmise. Ils l’ont suivi et les flots se sont ouverts pour eux ce jour-là, dans le fracas du navire brisé.
L’abîme s’est refermé en silence et le calme est revenu, absolu sur l’océan de saphir. Qui aurait su qu’un navire aussi imposant avait été là ? Le soleil de cuivre est monté, puis redescendu, plusieurs fois. Je sais qu’un de leurs a survécu, mais moi je flottais seul, balancé par une houle infime, perdant peu à peu l’espoir, et puis…Mais cela je vous le conterai une autre fois.
Maintenant je veux rester avec mes souvenirs, je vous parlerai une autre fois. Une histoire plus gaie peut-être. Poisson avez-vous dit ?
Hauteclaire
(Jill, pardon, ce n'est pas tout à fait ce que tu demandais, mais c'est venu comme cela !! )