A l'abordage, défi N° 85: La musique dans le tunnel
Bonjour les aminautes.
Cette quinzaine, pour la reprise des voyages de la coquille des "croqueurs de mots" la communauté de Pascale, à la barre c'est voilier qui donne le cap !
A partir de la musique de Paricia Dallios, laisser l'imagnation et la plume courir, pour composer un "chant d'encre " ...(arrêtez le bruit des vagues à gauche, puis clic pour entendre )
Salutatoi chè-e-r-e Croqueu-se-r !
C'est une joie de retrouver cette communauté et de lancer ce "Défi"... :)))
Je propose un "Chant d'Encres", composé de chacune des nôtres, à partir de la bande sonore ci-jointe (ce qu'on entend en ce moment même, en principe) : après l'avoir écoutée, ou pendant l'écoute (selon l'envie) écrire ce que cela nous inspire, un mot, une histoire, un poème, une pensée, ce que l'on veut...
Cette bande sonore est extraite de l'album de Patricia Dallio "L'encre des voix secrètes" et s'intitule "Intrigue". L'univers de P.Dallio et ce titre ne devraient cependant pas orienter nos écrits, j'en donne la référence pour insérer la bande sonore dans l'article. Après, c'est aussi une bonne occasion pour écouter d'autres de ses compositions...
Bonne écoute, heureuse aventure, laissons chanter nos Encres et, peut-être, laissons-nous nous y Ancrer... (pour mieux larguer les amarres lorsque c'est le temps !)
La musique dans le tunnel
La musique dans le tunnel
‒ Alors toi aussi ?
La réflexion d’Alain m’a fait sursauter, mettant un terme brutal au fil ininterrompu de mes pensées.
‒ Hein ?
‒ Toi aussi, répéta patiemment mon ami. Toi aussi tu l’as entendue, la musique.
Je n’ai pu m’empêcher de ressentir un frisson. Ce frisson ne devait rien au froid qui commençait de tomber sur ce quai de gare désaffecté où nous venions de prendre un repas en forme de pique-nique.
Ce quai noyé de plantes folles et de graffitis, se trouvait en plein Paris, surplombant une voie depuis longtemps abandonnée. Des travaux allaient sans doute commencer, pour la transformer. Il était question de promenade verte, rien pour le moment de très précis, mais les travaux avaient quand même débuté à un bout. Un chantier qui allait faire disparaitre les kilomètres de rails rouillés, et peut-être aussi ces bâtiments anciens, ou les réhabiliter, comme ceux transformés en habitations, comme cette autre gare un peu plus loin sur la ligne. Une femme nous avait fait un signe de la main et un sourire, tout en continuant sa conversation au téléphone, un verre de jus de fruits posé sur la table de jardin. Le quai jadis bondé de voyageurs, était tout simplement devenu une terrasse bien agréable.
Cela fait des années que je parcours la ville, en surface, comme sous la surface. Tout un monde caché, connu des seuls initiés, ceux qui ont le temps, l’intérêt de la découverte, quelquefois le courage, bien que le danger soit finalement assez peu présent. Tout au plus de glisser et de se retrouver mouillé. Je n’ai jamais vu plus sérieux qu’une cheville cassée.
En ai-je parcouru des galeries à la beauté tranquille, sous des voûtes immenses, taillées de main d’homme. Il faut parfois marcher dans des passages étroits, avec de l’eau jusqu’à la taille, une eau d’une limpidité absolue. Il faut parfois ramper sur quelques mètres, mais quand enfin le but est atteint, quelle récompense, quelle sérénité en ces lieux.
Lire le nom ancien des rues, gravés dans la pierre des carrières m’émeut plus que tout, et il m’est souvent arrivé de passer des journées entières de couloirs en couloirs, avec pour seul bruit celui de mes pas.
En surface, il faut savoir contourner les obstacles, les barrières. Ne rien déranger non plus, simplement passer et admirer ce qui reste caché. Des rencontres aussi, intéressantes ou amusantes. Des jeunes souvent, qui descendent pour braver les interdits. Ce sont eux qui se mettent le plus en danger, sans matériel ni préparation. D’autres explorateurs urbains, comme moi, avec lesquels les discussions s’engagent, interminables, sur tel et tel passage, ou découverte d’une nouvelle salle. Il n’y a pas longtemps, un homme qui devait habiter par là lui aussi, sûrement un retraité du chemin de fer, nous a dit d’un ton sinistre en me voyant passer avec mes amis :
‒ Bonne cata !
Il ne nous souhaitait pas une catastrophe, comme l’a suggéré une « débutante » mais bien une bonne randonnée dans les catacombes.
Mais cette fois-là …
Alain me fixait avec un demi-sourire :
‒ Il n’y a pas que toi, tu sais !
Je le savais bien, mais cette histoire, jusqu’à ce jour, un mois auparavant, je la tenais pour une légende, une légende urbaine. De celles qui courent dans les randonnées, que l’on se raconte en marchant, pour que le pas se fasse plus léger et que l’esprit s’évade encore plus loin. De celles qui font les délices des nouveaux arrivants dans le petit monde de l’exploration en ville.
Ce jour-là, j’avais décidé un tour tranquille sur un autre tronçon du chemin de fer. Vraiment rien de difficile. Marcher le long de la voie, dans les cailloux du ballast, d’une traverse à l’autre, en regardant la nature s’exprimer. Les plantes qui montent sans frein de part et d’autre des rails, les butoirs noyés sous les faux poivriers. Admirer les arbres qui escaladent le talus, plantant leurs racines dans une pente abrupte jusqu’à la verticale. Des fleurs s’entremêlant dans les ronces, où les abeilles bourdonnent, affairées, sans être dérangées.
S’amuser des passages de pont au-dessus des rues bruissantes de voitures et d’agitation.
Il y a les tunnels dans une ombre épaisse. Il faut alors allumer la lampe frontale, éviter les trous traitres pour les pieds. S’arrêter de temps à autres pour regarder les graffitis qui peuvent être de vraies œuvres d’art en pensant à Lascaux, ou un habitacle de chef de gare. Ressortir à l’air libre pour gravir un escalier et parcourir une station ancienne plongée dans la solitude.
Tout cela fait partie de mon quotidien, et je ne m’en lasse pas, pourtant je crois que je ne retournerai pas dans cette partie de voie, et sûrement jamais dans ce tunnel.
Je le connaissais bien pourtant, un passage presque obligé pour aller d’un point à un autre sans avoir à remonter dans la rue. La rue, la vraie, celle des piétons de tous les jours.
Il y avait une grille rouillée, un peu difficile à ouvrir en général, je me souviens avoir pensé qu’elle était plus maniable que lors de mes autres passages ce matin précis.
J’avais ressenti du froid, sans y prêter plus attention. J’avais un thermos de café, et me promettait de m’en servir une bonne rasade un peu plus loin, avec la brioche qui elle aussi attendait, bien emballée, dans mon sac à dos. Partir sans petit déjeuner n’est pas conseillé quand on marche de bonne heure. Le jour était levé depuis un petit moment, le tunnel n’était pas très long, aussi une sorte de luminescence le pénétrait, aidant ma lampe dans son travail d’éclairage. La nuit avait dû être humide car une brume légère nimbait le décor, faisant un peu disparaitre les murs autour de moi. De toute façon, je regardais plutôt à mes pieds, pour éviter les flaques d’eau suintante et les gros cailloux. De loin en loin le tintement régulier des gouttes rappelait que celles-ci coulaient du plafond voûté en pierre brun-rouge. Il n’y avait que ce petit bruit humide, et mes pas, la rumeur de la rue, de la circulation avait totalement disparu. J’avais trouvé cela un peu bizarre, d’ordinaire, il y a toujours une résonnance lointaine. La ville, grosse bête au souffle puissant, est présente dans les moindres recoins de son territoire.
Tout était si calme, si tranquille, j’aurais dû être heureux, mais je me sentais… je ne sais pas.
Et puis il y a eu la musique. Très ténue d’abord, puis plus forte. Une musique moderne, évoquant le mystère ou des mondes étranges, comme en composent les musiciens de ma génération.
J’ai regardé autour de moi, balayant les parois du tunnel avec ma lampe, rien, personne. Un écho du dehors ? Peut-être. Rien qui pouvait m’atteindre de toute façon. J’ai regardé les rails, saisi d’un doute, mais ils étaient toujours aussi rouillés, aucun train n’avait été remis en service depuis mon dernier passage. Un groupe de gamins devaient avoir poussé leur baladeur à fond un peu plus loin, après le tunnel, et le son se répercutait.
C’est ce que je me disais, essayant de me raisonner, tout en accélérant le pas malgré moi. La musique continuait de se faire entendre, un peu plus fort, se rapprochant. Je me suis surpris à frissonner car je ne pouvais plus me le cacher, elle venait de derrière moi, et là, il n’y avait rien. J’avais beau regarder dans les moindres recoins, avec une deuxième torche, seuls les pierres des murs apparaissaient, impassibles.
J’ai ressenti une sorte de frôlement, la musique était un instant plus forte, et puis elle s’est affaiblie, jusqu’à disparaitre complètement. Je suis resté quelques instants immobile, paralysé, je me suis mis à courir pour sortir de ce tunnel, au mépris de toutes les règles de sécurité et de prudence. Cinquante mètres plus loin, j’étais à l’extérieur, plus essoufflé qu’en venant de réaliser une escalade en montagne. Il faisait si beau, le soleil resplendissait sur la voie et l’air était parfumé des parfums de plantes folles. Pourtant, dès que j’ai pu, je suis ressorti, et je suis rentré chez moi, avaler un verre d’alcool.
Bien sûr que je n’étais pas le seul, d’autres avaient parlé aussi de la musique dans ce bout de tunnel, mi sérieux, mi goguenards. Personne n’y croyait vraiment, et personne ne savait si l’histoire de ce jeune homme retrouvé près des rails, un baladeur encore en marche sur les oreilles était vraie.
Que lui serait-il arrivé ? Un accident, une agression ? La légende urbaine ne le dit pas, tout en se répandant.
Mais il n’y avait pas que la musique ce matin précis.
J’ai vu, de mes yeux vu, les cailloux du ballast se déplacer légèrement près de moi, comme sous les pieds d’un marcheur. Ils ont continué de se déplacer en ligne droite, jusqu’à ce que l’ombre du tunnel les avale.
Je crois que ce jeune homme est toujours là, et qu’il marche sans savoir ce qu’il lui est arrivé, en écoutant sa musique.
Hier je me suis malgré tout forcé à retourner devant l’entrée du tunnel. La grille est maintenant hermétiquement fermée.
!