A l'abordage, défi N° 86: et si tout n'avait pas été dit ?
Bonjour à vous, fiers matelots de la coquille des croqueurs de mots la communauté de Pascale .
Je suis à la barre pour la quinzaine, et je vous ai lancé un défi en ces termes :
Il ou elle a disparu dans des circonstances étranges, tragiques, mystérieuses. L'histoire dit que ses jours se sont arrêtés, et que le livre est fermé.
Pourtant ....
Vous avez retrouvé un document, une archive, dans le fond de votre grenier, dans un rayonnage de bibliothèque poussiereux, et maintenant vous savez.
Vous savez que il ou elle n'a pas fini ses jours comme il a été dit, que tout n'a pas été dit, et que cette personne a vécu , ailleurs, dans le secret.
Il est temps de lever le voile, à vous de le faire ! De nous dire comment c'est arrivé et ce que cette personne est devenue, après ...
La lettre dans l’armoire
J’ai toujours connu cette armoire. Un beau meuble, massif, de chène sombre, de ceux qui résistent depuis des siècles.
Je l’ai toujours connue, car elle est dans notre famille depuis des générations. Des générations de linge soigneusement rangé, qui sent bon la lavande, mais qui prend aussi une douce odeur de bois après quelques jours.
Du linge parfois moins bien plié, ou même pas plié du tout, simplement entassé dans les rires. Elle a même accueilli avec son impassibilité coutumière, peut-être teintée d’un amusement muet, les jeux des chenapans qui se cachaient en son sein, garnements dont j’ai fait partie il n’y a pas si longtemps.
Cette armoire je l’aime, et je croyais la connaitre par cœur. Pourtant aujourd’hui je la regarde, perplexe, ne sachant que faire du message qu’elle vient de me transmettre.
Je croyais la connaitre, le moindre recoin, le moindre nœud, la moindre sculpture, polis par les ans. Le hasard d’un geste, un ressort qui avait faibli après tant de siècles ? Le linge imbibé de cire qui s’attarde plus sur un endroit précis, et une petite cache qui s’ouvre, laissant apparaitre un parchemin jauni.
Une lettre que j’ai saisie avec précaution, craignant de la voir tomber en poussière dans mes doigts. Elle avait résisté, comme l’armoire résiste, au passage du temps, et l’écriture à l’encre palie était encore bien lisible, sur le tissu fait de peaux tannées. Difficile aussi, car on écrit plus ainsi depuis longtemps. Je me suis obstiné, avec une loupe, m’aidant d’un dictionnaire spécialisé trouvé sur le net,
et j’ai lu …
Mon cher fils..
Me voici arrivé à un âge avancé, et je sais que bientôt il me faudra quitter cette terre, et te laisser seul à la tête de ce fief que j’habite depuis tant d’années, dans cette belle région du royaume de France.
Ta valeur est grande et tu sauras gouverner avec sagesse, sur les murs comme sur les terres qui entourent le domaine. Notre nom sera prononcé avec respect, et notre lignée poursuivra le labeur que j’ai commencé en étant au service du roi Louis le onzième, mon très aimé suzerain.
Il est toutefois un secret qui me pèse, et ce secret je le confie ce soir au parchemin et à l’encre, pour qu’un jour tu saches.
Ce secret n’est pas le mien, et mon âme est sans taches, pourtant je le porte depuis si longtemps. Aurais-je dû faire autrement ? Je ne le pense pas, peut-être en allait-il de ma vie ? Je ne sais.
C’était il y a bien longtemps, il y a trente ans. J’étais alors un tout jeune homme, dans la force de l’âge, et j’avais combattu pour mon roi. Ma vaillance avait été remarquée de sa majesté, et j’avais obtenu, moi le soldat de toute petite naissance, une charge royale, et ce fief. Un domaine modeste pour les barons de la cour, Un cadeau inestimable pour moi et ma famille. Fief que la bonté du roi, puis de la régente Anne, m’a permis d’accroitre et de faire prospérer, charge qui maintenant est la tienne.
Je devais à cette époque parcourir le royaume pour veiller aux affaires royales dans les provinces. Les époques troublées étaient passées, aussi voyageais-je seul, sans crainte, dans cette région éloignée de tout. A quel endroit de notre belle terre ? Cela importe peu, qu’il te suffise de savoir qu’elle était douce et grasse, verdoyante, semée de forêts épaisses et giboyeuses.
C’est dans une de ces forêts que l’orage m’a surpris, violent, déversant des trombes d’eau en quelques instants, et terrifiant ma monture au bruit du tonnerre.
J’étais trempé, grelottant, à la recherche d’un abri, d’une grotte ou d’une masure pour nous abriter tous deux. Je me suis trouvé tout à coup, sans savoir comment, devant la porte de ce que je cru être un château. Une porte épaisse, ornée de ferrures simples mais fortes, sur laquelle j’ai frappé à coups redoublés.
‒ Ouvrez ! Pour la grâce du ciel et le service du roi !
La porte s’est entrebâillée, tout juste pour me laisser entrevoir une cotte de maille, et le visage couturé de cicatrices d’un homme d’armes :
‒ Passe ton chemin l’ami, nul ne doit pénétrer en ces lieux saints.
J’étais donc dans un cloitre ?
L’orage redoublait, et avec énergie j’ai répliqué :
‒ Le gîte et le couvert pour l’envoyé du roi. Les hommes de Dieu ne me le refuseront pas !
Et je suis entré, ouvrant la porte en grand.
Le soldat m’a laissé passer de mauvaise grâce, et bien vite j’ai compris que je n’étais pas dans un monastère, mais dans un couvent. Mon cheval a été emmené vers les écuries, et moi conduit près d’un grand feu dans les cuisines, devant un bol de soupe fumante.
C’était bien un couvent, les nonnes allaient et venaient en silence, les yeux baissés.
J’en avais vu de nombreux dans mes errances au sein de l’armée, mais celui-ci était tout autre.
Bâti comme une place forte, les murs massifs auraient pu soutenir un siège. Tout y montrait la simplicité monacale, mais ça et là des croix, des reliquaires, brillaient de tous leurs ors, et ne pouvaient provenir que de dons royaux. Tout cela je l’ai vu de mes yeux, pendant que l’on me guidait vers cette cuisine. Tant de richesses dans un endroit aussi éloigné de tout ?
Et puis il y avait les soldats. Des hommes en armes, portant la croix de notre sainte église sur leurs cottes de mailles. Une compagnie que moi, qui avais vu tous les champs de bataille, je ne connaissais pas. Pourquoi ce couvent avait-il besoin d’une telle garde ?
Ils étaient tout aussi silencieux que les nonnes, et me regardaient d’un air étrange. J’ai bien vite senti qu’une atmosphère pesante flottait en ces lieux.
Une cellule m’avait été préparée, pour mon repos, et j’arrivais à faire dire quelques mots à celui qui m’y menait. Je compris que la mère abbesse était malade, très malade, une femme à l’évidence très aimée de tous. J’avais vu les larmes dans les yeux des religieuses.
‒ Avant de dormir prie pour notre abbesse et le salut de nos âmes.
Ces mots dits tout en refermant la porte m’ont poursuivi, bien longtemps après le départ de l’homme. Que se passait-il ici ? Dans quel lieu étais-je ?
J’ai prié, pour leur salut, comme pour le mien, puis j’ai voulu dormir. Malgré la fatigue de ce voyage, le bon feu qui avait été allumé et faisait rougeoyer la pierre de la cellule, le sommeil ne vint pas. Je regardais les ombres danser en tendant l’oreille.
J’entendais des pas furtifs, des chuchotements, des glissements. Tout le couvent bruissait d’inquiétude pour la vie de l’abbesse, et je ne pouvais dormir.
A la fin, je n’y tins plus et je ressorti, prenant prétexte d’un morceau de pain à quémander pour calmer une faim imaginaire.
L’office était vide, presque vide, il y avait seulement un soldat accoudé à la grande table de chêne, la tête basse.
Il m’a jeté un vague regard quand je me suis assis devant lui, ses yeux étaient rouges et son expression douloureuse. Je compris bien vite qu’il avait sans doute un peu abusé de ce vin qui m’avait été servi avec la soupe, et m’avait réchauffé jusqu’aux os.
Dieu et tous les saints me sont témoins que je ne pensais pas à mal en lui demandant à voix basse ce qui se passait vraiment, et pourquoi le couvent avait besoin d’une telle garde.
‒ Que ferons-nous sans notre abbesse ? Comment continuer sans elle ? M’a répondu une voix rauque, trébuchant sur les mots.
‒ Comme nous tous, elle est dans la main divine et nous devons accepter.
Je tentais de répondre, tout en voyant bien que les mots ne suffisaient pas.
‒ Tu ne comprends pas. Nous étions ses frères d’arme, nous avons gardé le secret, depuis trente ans, et sans elle …
La voix de l’homme s’est brisée, pendant que je le regardais plus attentivement. Frère d’arme ? Que voulait-il dire ? Les mots se suivaient, incohérents :
‒ Ce procès, cette exécution, une honte pour le royaume et le roi Charles. Mais finalement nous avons pu traiter avec les anglais et personne n’a vu de corps, après. Comprends-tu ? Pas de corps, juste des cendres et ça leur a suffi. Tous ont cru qu’elle était morte, il fallait que personne ne sache, comprends-tu ? Nous l’avons accompagnée jusqu’à ces murs, et nous vivons dans son ombre. Il faut qu’elle vive, nous ne sommes rien sans elle. Comprends-tu ?
Nous ne sommes rien sans Jeanne.
Je comprenais, je comprenais peut-être trop bien, quand je vis le regard du capitaine posé sur nous deux, et sa main serrée sur le pommeau incrusté de pierres d’une épée.
‒ Pierre, tu déraisonnes ! Tu feras pénitence pour ces paroles insensées.
Je retournais bien vite dans ma cellule, remerciant le Ciel de me trouver en un lieu si sacré que me faire taire était impossible.
Je suis parti dès l’aube sans me retourner. Je ne sais ce qu’il advint ensuite, si l’abbesse a surmonté cette maladie, et jamais je n’ai revu le couvent, ni aucun de ses habitants.
Ce secret je l’ai gardé tout au fond de mon cœur, et à présent il est le tien, je ne pouvais me taire davantage. Garde-le ou révèle-le, je m’en remets à ta décision, mon cher fils.
Ton père qui t’aime.
André, sire de … en l’an de grâce 148…
Et moi, que vais-je faire de ce secret ?