La ballade du vieux coffre
Sur une idée de Parisianne, cette histoire de mer ...
Vous qui me voyez ici, qui me regardez comme un objet sans intérêt, vieux, et peut-être un peu poussiéreux. Vous qui allez m’ouvrir, sentir une subtile odeur de moisi, et voir que je suis un peu vermoulu. Vous allez passer à un autre, plus neuf et plus brillant, qui n'ont connu que la tiédeur des cabines de luxe, et pourtant …
Prenez le temps de vous asseoir près de moi, et entendez…
Entendez le vent qui siffle dans les haubans, doux zéphyr des mers du sud, ou hurlement furieux du grand nord, qui dépose le sel et les paquets de mer âpres comme des fauves jusqu’au sommet des mats.
Entendez les planches des ponts qui craquent sous l’assaut des vagues grosses comme les icebergs qu’elles arrachent aux glaces éternelles, et qui font plonger les proues dans leurs creux abyssaux, noirs comme de l’encre. Craquement encore du bois desséché sous le soleil implacable des océans exotiques, dans le calme étouffant des Sargasses.
Entendez le claquements des voiles dans les ouragans qui font balancer les bateaux les plus lourds comme des jouets insignifiants.
Voyez les rivages des îles enchanteresses, bordés de palmiers et de sable blonds. Ceux des ports de la vieille Europe, pleins de senteurs, de cris et de marins aux anneaux d’or flamboyant. Voyez la blancheur des murs de la banquise, dans un froid qui défient les cœurs et les corps les plus trempés à la dureté de la vie marine. Au-dessus un ciel bleu comme une porcelaine de la Chine lointaine, tranchant comme un acier.
J’ai connu tout cela, transporté l’or des riches galions, comme celui des pirates qui les rançonnaient, passant de bord à bord au gré des aventures.
J’ai porté les armes des corsaires, les ballots d’étoffes, d’épices et de thé des riches marchands, d’un bout à l’autre de la planète, sillonnant les routes aventureuses, ou celles tracées à la pointe d’un compas et d’un sextant.
Des capitaines se sont assis sur mon couvercle, des hommes redoutables ou nobles. Des marins aussi, buvant une bière salée à la santé de leurs prises et de leurs rapines.
J’ai partagé la vie d’un second, qui notait soigneusement les évènements d’un bord, à la lueur d’une bougie posée sur une de mes ferrures, celle d’un capitaine qui poursuivait sa chimère blanche. Celle, encore, d’un marin, meurtrier d’un oiseau, qu’une malédiction avait frappé.
J’ai vu tout cela, et plus encore..
Vous vous arrêtez ? Vous avez senti le goût du sel, des embruns et de l’air du grand large ? Et la houle profonde qui chavire les âmes ? L' eau d'un vert sombre qui referme ses profondeurs sur les trésors ?
Asseyez-vous près de moi, écoutez …J’ai encore beaucoup à vivre et à raconter..
(tableau de Turner)