Le château de Barbe Bleue
J’ai toujours aimé cet opéra de Bartok, et je dois reconnaître qu’en suivant Michel dans son « château », en fait un bel hôtel particulier dans ce quartier ancien de Paris, j’y pensais de plus en plus.
Je m’appelle Judith, comme l’héroïne, et j’avais fait la connaissance de ce scientifique réputé dans le domaine de la botanique quelques jours plus tôt lors d’une soirée, donnée par des amis communs. Je crois que nous nous sommes plus tout de suite, sentiment étayé par une conversation légère et plaisante autour des grands crus de vin, ma passion et mon métier. Les regards échangés étaient beaucoup plus troublants et plonger dans ses yeux bleus de porcelaine claire, m’avait donné le vertige, tant leurs profondeurs étaient remplies d’ombres.
Le dîner nous a séparés, et c’est d’un peu loin que j’ai regardé discrètement les cheveux blonds qui brillaient à la lumière du lustre, et le sourire un peu distant qu’il distribuait autour de lui, malgré les minauderies de ses voisines de table.
Deux de ses collègues aussi présents l’ont happés ensuite, et nous n’avons pu reprendre notre tête à tête au milieu de la foule. Le manège n’avait pourtant pas échappé à Elvire, pas vraiment une amie, plutôt une relation plaisante, avec laquelle j’avais déjeuné l’une fois ou l’autre.
– Tu es sous le charme on dirait ? Me dit-elle avec un petit sourire, avant de tremper ses lèvres rouges dans la coupe de champagne.
Mes protestations ne devaient pas être convaincantes, car elle s’est rapprochée, pour me susurrer :
– Imagine-toi qu’il dit être divorcé, mais je sais que sa femme est morte dans de curieuses circonstances et personne ne peut dire où elle est enterrée.
J ‘ai levé un sourcil, l’air incrédule, sûrement, et baissant encore le ton, Elvire a continué :
– J’ai été chez lui un soir, c’est un endroit sinistre, et comme j’étais entrée dans sa cuisine, j’ai remarqué une porte fermée à double tour, en bois massif, avec des ferrures. Et bien il était vraiment nerveux quand je lui ai demandé ce qui se trouvait derrière. Il a prétendu que c’était une vielle cave. Je peux te dire que je suis vite repartie, malgré ses avances !
Je n’ai pas dû avoir l’air très convaincu, et une autre amie est venue me parler, puis une autre, les groupes se formant et se défaisant comme toujours dans une soirée.
C’est ainsi que finalement je me suis retrouvée devant Michel, et qu’il m’a invitée à prendre un café avec une glace le lendemain après-midi, ce que j’ai accepté presque malgré moi, attirée par ses yeux transparents et sombres
– Tu as accepté un rendez-vous, m’a dit Elvire. Méfie-toi, un vrai Barbe bleue !
Nous nous sommes revus le lendemain, et encore après, jusqu’à cet après-midi, où j’ai accepté d’aller chez lui.
L’hôtel particulier est ancien, sombre, plein de recoins, et j’y ai vu les portes de la légende. Celle qui s’ouvre sur le jardin intérieur, un peu délaissé avec en son centre une vasque remplie d’une eau glauque. La salle d’armes, une collection laissée sur place quand il avait emménagé. Le trésor, sa collection de plantes rares et alors que le soir tombait, noyant de pénombre l’hôtel, je me suis débrouillée pour aller dans la cuisine, sous un prétexte futile.
Elle est grande, étonnement moderne par rapport au reste de la bâtisse. Les rangées de couteaux brillaient faiblement à la lueur du jour finissant. Une grande table en métal dépoli argenté m’a rappelé un bref séjour à l’hôpital, et une planche de boucher en guise de plan de travail détonnait curieusement avec l’aspect de laboratoire de l’ensemble, renforcé par un carrelage blanc. La porte est bien telle que me l’avait décrite Elvire, en bois, avec des ferrures. J’ai tourné la poignée doucement, d’une main un peu tremblante. Fermée, bien sûr.
J’ai entendu Michel à ce moment, et j’ai attrapé le verre que j’avais prétendu vouloir, le remplissant d’eau au robinet. Il est entré, le visage inexpressif, mais j’ai surpris le coup d’œil vers la porte.
J’ai voulu partir, mais les baisers m’ont étourdie, et je me suis laissée emmener dans sa chambre. Je ne suis plus une gamine, mais je tremblais quand il m’a enlacée et le petit matin m’a trouvée bien éveillée.
N’y tenant plus, je me suis glissée hors du lit, et attrapant mon tee-shirt au passage, j’ai été sur la pointe des pieds jusqu’à la cuisine, non sans avoir subtilisé ses clés au passage, sur le meuble du couloir.
Le soleil illuminait de ses rayons la cuisine, faisant briller le carrelage immaculé d’un éclat implacable, et rougeoyer les couteaux alignés sur les plaques aimantées au mur. La porte, elle, paraissait presque noire, avec des traînées sanglantes, créées par les lumières du levant.
J’ai fébrilement cherché la bonne clé, d’aspect ancien, elle aussi, je l’ai devinée de suite, et j’ai ouvert, tout grand.
Une bouffée d’air froid m’a sauté au visage, avec la légère odeur propre aux caves. J’ai descendu trois ou quatre marches, pour me trouver pieds nus sur un sol de briquettes rouge sombre, avec un curieux renflement au centre, et j’ai vu son secret.
Des rangées bien alignées de bouteilles anciennes, légèrement poussiéreuses, sûrement des millésimes rares. J’ai fait deux pas pour aller voir de plus près ces merveilles… et la porte a claqué me laissant dans le noir, car je n’avais pas pensé à allumer, tant le soleil éclairait à ce moment. En plein milieu, je ne savais plus où aller, et les briquettes étaient un peu glissantes, mais je me suis sentie rassurée en tâtant du bout des orteils le renflement que j’avais constaté. J’étais donc au milieu, il suffisait de me retourner pour retrouver la porte, porte qui s’est ouverte à ce moment, laissant apparaître un Michel échevelé, aussi nu qu’au jour de sa naissance, qui m’a attrapée par le poignet me faisant faire un bond en avant.
Je me suis aperçue avec horreur que le fameux renflement était en fait une sorte de margelle pour un puit qui s’ouvrait là, vestige de temps révolus, et dont j’ai su plus tard qu’il était particulièrement profond.
Michel avait entendu la porte claquer et s’était précipité, Dieu merci, juste à temps. Son visage était blanc comme un linge, puis plutôt rouge.
Je dois avouer que j’ai été mortifiée de me faire en…guirlander comme une enfant, avec le couplet sur les femmes qui ne disent rien au lieu de demander clairement ce qu’il aurait été ravi de me montrer, auquel j’ai répondu sur le même ton à propos de l’inconscience de laisser une ouverture comme celle là sans la fermer.
Nous avions eu aussi peur l’un que l’autre, nous étions gelés dans cette cuisine, et la matinée s’est finalement poursuivie délicieusement bien au chaud, dans son lit.
Mon mari est un homme adorable, sous des airs énigmatiques qu’il aime cultiver, coquetterie toute masculine, et depuis un an que tout cela est arrivé, je suis très heureuse. J’ai fait dépoussiérer le « château » et d’un commun accord, nous avons fait sceller le puit.
Son ex femme téléphone de temps à autre, elle est en Italie avec mari numéro trois, et quant à Elvire, elle est verte de jalousie !